Comment j’ai réalisé un certain numéro
des Cahiers de l’Herne consacré à Simenon
Laurent
Demoulin
Lorsque les éditrices qui président aux fameux Cahiers de l’Herne m’ont contacté, j’ai ressenti une vive émotion.
Il s’agissait pour moi d’une référence de premier ordre : ainsi, par
exemple, dans ma thèse, ai-je cité plus souvent qu’à son tour le Cahier consacré à Francis Ponge. Il me
semblait tout à fait étonnant que Simenon n’ait pas encore eu droit à son Cahier de l’Herne.
Et franchement incroyable que me soit donnée la possibilité de combler ce
manque. Bien vite, toutefois, je me suis rendu compte de l’ampleur et de la
difficulté de la tâche.
C’est que – les lecteurs du Bulletin simenonien ne me contrediront pas – la littérature
secondaire consacrée à Simenon ne manque pas. Entre les Cahiers Simenon des Amis, la revue Traces de l’Université de Liège
et les ouvrages qui paraissent chaque année, peu de territoires vierges semblent
se prêter à l’exploration. Les éditrices me demandaient, avec raison, de
concevoir le Cahier de L’Herne Simenon comme
une présentation générale de l’homme et de l’œuvre, mais deux catalogues
d’exposition consacrés au père de Maigret, qui présentaient ce caractère de
généralité, venaient de voir le jour.
J’avais, en outre, envie de satisfaire à la fois le
savant et le profane, le nouveau venu et le vieil habitué, l’amateur de romans
policiers et de romans durs, le fin lettré, l’érudit et le collectionneur, etc.
Au lecteur de me dire si j’y suis parvenu peu ou prou : je me suis
tellement plongé dans ce travail qu’il m’est impossible d’avoir le moindre
recul sur le résultat obtenu. Je croirai ce que l’on m’en dira.
Je peux seulement évoquer ici les stratégies que j’ai
exploitées pour tenter d’atteindre mon but. Lors d’une réunion à bâtons rompus
avec Laurence Tacou et Pascale de Langautier, les éditrices, il a été décidé de
diviser le Cahier en six
parties : l’une d’elle laisserait la parole aux spécialistes de Simenon et
une autre, voisine, à des universitaires ne s’étant jamais penché sur son
œuvre. Une troisième section serait faite d’une enquête réalisée par mes soins
auprès d’écrivains contemporains pour essayer de savoir à quel point Simenon
est lu par ses successeurs. Ensuite, il fallait que Simenon soit présent :
les éditrices me confièrent la mission de trouver des textes rares et des
inédits, ce que faciliterait, bien entendu, mon métier de conservateur du Fonds
Simenon. Ces textes pouvaient être complétés par des entretiens. Comme dans de
nombreux Cahiers de l’Herne, quelques
grands papiers seraient ensuite reproduits. Enfin, l’on songea à éditer
quelques lettres issues de la correspondance adressée à Simenon par ses pairs.
Par la suite, quand le sommaire commença à se remplir,
Pascale de Langautier me fit remarquer que le Cahier serait plus dynamique si l’on mélangeait ces six sections en
fonction de rapprochements thématiques. J’ai suivi ce judicieux conseil et la
table des matières actuelle est structurée par les sous-titres suivants :
« Une vie plurielle », « Tous les degrés de la
littérature », « Variations autour de Maigret », « Contes
des Mille et un Matins », « Quelques singularités captivantes »,
« Correspondance » et « À la croisée d’une œuvre ». Mais,
pour commenter encore un peu mon travail, je vais me référer ici aux six
parties qui l’ont charpenté quand la construction était en cours.
Un mot sur les articles des spécialistes :
d’abord, il faut préciser que je n’ai pu tous les inviter, cette section ne
pouvant grever les autres, mais je suis parvenu tout de même à réunir un bon
nombre d’entre eux : Bernard Alavoine, Pierre Assouline, Danielle Bajomée,
Michel Carly, Benoît Denis, Jacques Dubois, Jean-Louis Dumortier, Laurent
Fourcaut, Jean-Marie Klinkenberg, Danièle Latin, Michel Lemoine, Paul Mercier,
Dominique Meyer-Bolzinger et Dick Tomasovic. Puisqu’il fallait demeurer
général, je leur ai demandé de prendre du recul, de synthétiser leur travaux et
non de se concentrer sur un point précis qui prolongerait ceux-ci. En marge de
ces chercheurs qui ont tous déjà publié des articles ou des ouvrages sur
Simenon, j’ai convié dans ce Cahier
Véronique Rohrbach, future grande spécialiste de l’auteur, qui est en train de réaliser une thèse au sujet du courrier de ses
lecteurs : un abstract de ce travail en cours se trouve donc dans L’Herne.
Le rôle des chercheurs se penchant pour la première fois sur Simenon est joué
par Paul Aron, qui étudie les pastiches, et par David Vrydaghs, qui compare
Maigret à Jarry.
J’ai eu beaucoup de plaisir à interroger les écrivains
contemporains au sujet de Simenon : certains ont décliné, bien sûr,
d’autres n’ont pas réagi du tout, mais plusieurs d’entre eux se sont montrés
enthousiastes et ont très aimablement répondu à mes questions. Et pourtant,
j’ai contacté des auteurs occupant des places très diverses dans le monde des
lettres. Qu’on en juge par leur nom : Jean-Baptiste Baronian, Emmanuel
Carrère, Philippe Claudel, Jacques De Decker, Philippe Delerm, Bernard
Gheur, Christine Montalbetti, Patrick Roegiers, Eugène Savitzkaya et
Jean-Philippe Toussaint. J’ai rencontré les uns, interrogé les autres par
téléphone ou par mail, tandis que d’autres encore m’ont directement écrit un texte.
Il me semble que ces entretiens non seulement disent quelque chose de Simenon,
de son œuvre telle qu’elle se patine avec le temps, mais aussi de la
littérature d’aujourd’hui.
Je ne vais pas citer ici tous les inédits et tous les
textes rares que j’ai rassemblés (avec l’aide de Michel Lemoine, cela va sans
dire). Je vais me contenter d’un épingler un : l’étrange prologue de
l’adaptation théâtrale de La neige était
sale, qui donne de ce grand roman un éclairage tout à fait étonnant. Quant
aux entretiens, je soulignerai le contraste de ton entre l’interview serrée
menée par Bernard Pivot, qui pousse l’écrivain dans ses derniers
retranchements, et la désinvolture bonhomme qui préside à la discussion
réunissant Simenon et son ami le professeur Maurice Piron. Ces deux
enregistrements datent de la même époque, mais ils montrent deux facettes du
même homme.
Enfin, les grands papiers et la correspondance ouvrent
deux fenêtres historiques sur des contemporains de Simenon tels que Brasillach,
Gide, Mauriac ou Max Jacob.
Quel est mon état d’esprit en me retournant à présent
sur le travail accompli ? Alors que, en commençant, je me disais avec
inquiétude que tout avait été dit et redit au sujet de Simenon, étrangement, en
ajoutant un volume à cette abondante bibliographie critique, j’ai l’impression
d’avoir creusé un canal et non d’avoir bouché un trou : tout reste à faire
et l’on pourrait déjà en préparer un second, de Cahier de l’Herne Simenon !
Cahier de L’Herne Georges
Simenon, n° 102, dirigé par Laurent Demoulin.
Paris, Éditions de L’Herne, 2013, 27 × 21 cm, 288 p., 39 €.