Sous ce nom de plume, l’auteur a publié
depuis 2007 deux romans policiers, et depuis 1999, dans le domaine
universitaire, d’une bonne demi-douzaine d’ouvrages portant sur divers aspects
de la vie économique. Dans quel genre faut-il ranger ce nouveau livre qui vient
de paraître en septembre dernier, essai ou roman ? Difficile de trancher
et le qualifier de docu-fiction ne simplifie rien.
Le sous-titre de cet ouvrage de
159 pages, Règlement de comptes et littérature
ne rend pas la tâche plus facile : on croit deviner qu’il pourrait s’agir
d’un différend financier portant sur des droits d’auteur et de copyright,
autour de deux adaptations théâtrales de romans de Simenon, La neige était sale et Liberty Bar, dans les années cinquante.
La surprise vient d’une partie de billard à trois bandes, dans laquelle se
serait invité un troisième larron, Paul Boulat, alias Frédéric Valmain ou James
Carter.
Depuis plus de dix ans, Les Polarophiles tranquilles ont cru soulever
un lièvre de taille en prétendant que Frédéric Dard était en fait le nègre de
Valmain pour les adaptations théâtrales et les polars parus au Fleuve Noir, mais leur thèse a laissé
sceptiques la plupart des connaisseurs de Simenon et de San-Antonio. Alexandre
Clément reprend le dossier, en le rebaptisant l’Affaire, dans l’espoir de
réussir à jouer les perceurs de coffre-fort, mais hélas, sans apporter de
preuves convaincantes. La plupart des documents auxquels il se réfère sont
connus des chercheurs qui se sont intéressés à la question, tant du côté des
Amis de San-Antonio (Thierry Gautier et Philippe Aurousseau) que du côté des
familiers de Pierre Assouline et des Cahiers
Simenon (Jean-Baptiste Baronian, Michel
Lemoine, Michel Schepens), pour ne citer qu’eux. L’auteur fait mention de Quand Frédéric Dard se frottait à Georges
Simenon, que j’ai publié en 2010. Là où se sont heurté les chercheurs
jusqu’à présent, (l’accès aux archives détenues par les ayants droit
respectifs, la collecte de témoignages précis et les confidences explicites
émanant des proches issus du milieu familial ou du milieu de l’édition, ou
encore de la mise à disposition aimable de la correspondance, voire des
documents comptables), sur tous ces points, l’auteur s’est heurté à une muraille,
qu’il n’a pas été en mesure de franchir.
L’essentiel de son propos peut se
résumer en quelques phrases : Frédéric Dard, pour écouler son abondante
production, se serait servi régulièrement de « faux-nez ». Il aurait,
à de nombreuses reprises, gracieusement ou avec une contrepartie financière,
transmis ses propres manuscrits (roman ou adaptation théâtrale, scénario de
film) à des partenaires pour qu’ils les signent de leur nom, en modifiant ou
non le texte. Cette pratique, avérée dans quelques cas (André Berthomieu,
Marcel Prêtre, Marcel Grancher) est étendue ici à une kyrielle de noms (Frédéric
Valmain, Alain Moury, Marcel Duhamel et nombre d’autres personnalités). Il va
de soi que, pour ces nouveaux et heureux bénéficiaires, le conditionnel est
employé, faute de preuves formelles pour leurs « emprunts ».
Pourtant, au fil de sa démonstration l’auteur ne fait pas mystère de sa
conviction intime : Frédéric Dard tire les ficelles de ses marionnettes et
trouve les complicités nécessaires dans son entourage. Comment les gens du Fleuve Noir, par exemple, pourraient-ils
ne pas être dans la combine ? François Richard (le correcteur), Patrick
Siry (le directeur littéraire et le gendre), Armand de Caro (l’éditeur)
mentionnés dans des dédicaces similaires signées ou non de Frédéric Dard, pouvaient-ils
fermer les yeux sur de tels doublons ? Au lecteur de se faire une opinion
dans cette partie de poker menteur.
Dans un jeu de bonneteau, il faut
plusieurs partenaires, un illusionniste et son compère, des badauds naïfs et un
agent de police pour verbaliser la pratique interdite. En matière de fait littéraire,
il n’en va pas toujours exactement de même. Depuis dix ans, certains
s’ingénient à imputer à Frédéric Dard ce que j’appellerai « un complexe de
nègre », une étrange manie consistant d’une part à cesser d’avoir recours
à des pseudonymes et d’autre part à confier ses textes à d’autres auteurs pour
qu’ils en endossent la publication. Sur un plan théorique, l’attribution d’un
texte à un auteur donné suppose le maniement de distinctions subtiles :
l’intertextualité, les emprunts involontaires, la cession consentie, le
plagiat, l’hommage indirect, le pastiche, le recours à un autre nègre qui se
charge de maquiller l’emprunt, l’absence de citations explicites, le
copier-coller, le ghost writer, etc. Sans insister davantage sur
la fabrication de séries avec des codes imposés au préalable par l’éditeur, un
usage connu chez Harlequin, la gamme pourrait s’étendre du petit bricolage au
cambriolage réfléchi aussi minutieusement que le casse d’une banque. L’auteur
estime que la production romanesque de Dard, évaluée généralement à 300 livres,
pourrait atteindre « entre 400 et 600 » volumes (p. 15). Il nous
donne également l’assurance que les mœurs littéraires ont bien changé aujourd’hui
depuis les années cinquante, ce point précis reste à vérifier, même si en
matière de plagiat, les affaires se règlent parfois maintenant à l’amiable ou
par des procès en correctionnelle. On se souvient que même l’attribution des
comédies de Molière à Pierre Corneille, à l’aide de logiciels informatiques,
avait naguère fait beaucoup jaser la communauté scientifique… C’est dire que
l’attribution d’un roman ou d’un simple texte à un auteur est une opération à
hauts risques, en l’absence d’aveux circonstanciés et de documents formels.
Mais le journalisme d’investigation dispose de règles à géométrie variable pour
faire avancer une vérité encore tenue cachée… Collecter des documents épars et
en proposer une lecture qui stimule la curiosité, dans l’espoir de faire
avancer le débat, part cependant d’une bonne intention…
Mais il se trouve aussi, dans
l’argumentation développée, quelques détails gênants pour la lecture de son
ouvrage. Les choix typographiques de ses encadrés et de ses listes pourraient
être améliorés. Mais d’autres points me paraissent plus discutables, en particulier,
pour les connaisseurs de Simenon. Je n’en retiendrai que quelques-uns.
— À la page 18, la mention
de Maurice Pertuis et de G. Legros Jacques parmi les pseudonymes de Simenon
surprend, depuis les mises au point anciennes et définitives de Claude Menguy
et de Pierre Deligny.
— L’insistance à attribuer
l’adaptation de Liberty Bar à
Frédéric Dard et non à Valmain va à l’encontre de l’avis de la plupart des critiques
actuels. D’une part, il n’est pas étrange que Simenon donne sa chance et mette
le pied à l’étrier à un jeune. Il l’avait fait avec Frédéric Dard, il le fera
bien plus tard avec Bertrand Tavernier, ou avec de jeunes journalistes, malgré
la méfiance qu’on lui connaissait pour se protéger des arnaques. Que Frédéric
Dard ait sournoisement comploté pour adapter Liberty Bar et savourer une vengeance tardive ne tiendrait-il pas
du feuilleton abracabrantesque à épisodes ? Aucune preuve sérieuse n’est
apportée, malgré les séries de démentis rencontrés par cette thèse multipliant
les « faux-nez ».
— L’auteur tire argument (p.
107) de cette phrase extraite du blog de Pierre Assouline (2 juillet
2008) : « Pour prouver à Dard qu’il [Simenon] lui conservait malgré
tout son amitié, il l’autorisa cinq ans plus tard à porter Liberty Bar sur les planches. »
Quand j’ai signalé, en 2011, à Pierre Assouline que ce fait était loin d’être
établi, il m’a fait savoir par retour du courrier qu’il retirait cette phrase
de son blog. J’en ai informé sur le champ l’auteur, qui a pris la décision de
ne tenir aucun compte de cette mise au point d’Assouline. Le célèbre biographe
de Simenon aurait pu recueillir une confidence du père de San-Antonio et
n’aurait pas manqué de confirmer la rumeur, s’il avait disposé de sources
fiables sur ce point précis.
— Autre point de détail
concernant les noms des adaptateurs du roman mentionnés dans le générique du
film de Luis Saslavsky de 1952, La neige
était sale : le réalisateur lui-même et André Tabet. Rien ne prouve
que Frédéric Dard y ait effectivement travaillé à cette adaptation pour le
scénario.
Qu’il se montre tour à tour
provoquant et humble, avouant parfois avoir rencontré « beaucoup de difficultés
et sans être sûr toujours de nos conclusions » (note 1, p. 15), il a au
moins le mérite de stimuler et de renouveler l’intérêt pour de telles
recherches, avec des méthodes plus contraignantes certes pour la clarification
de faits controversés. Plutôt que de jouer les censeurs, je préfère recommander
à l’auteur le nom d’un bon avocat pour défendre sa cause : Pierre Bayard
pour Plagiat par anticipation (2009)
et aussi Et si les œuvres changeaient
d’auteur ? (2010). Ce dernier a montré avec brio combien les emprunts
littéraires sont monnaie courante depuis la nuit des temps et comment la
signification des œuvres s’enrichit au fil des travaux critiques qu’elles ont à
endurer.
Si l’auteur a pris le parti de
donner des coups de boutoir dans la fourmilière des secrets de famille et dans
le maquis des droits moraux des ayants droit, dans l’espoir d’arracher aux
héritiers quelque(s) démenti(s) pour contrer ses suppositions les plus hardies,
il n’est pas assuré de parvenir à ses fins. Ce n’est pas demain que les zones d’ombre
qui entourent encore les écrits apocryphes du père de San-Antonio, ou les aléas
de ses relations avec Simenon et Valmain, livreront tous leurs mystères. Les
légendes ont la vie dure : qui finira par dénicher un jour le trésor des
Templiers ?
Le dernier livre de l’auteur met
à la portée du grand public les questions disputées et déjà familières aux Amis
de Simenon et à ceux de San-Antonio. Mais ces « règlements de
compte » n’ajouteront probablement pas grand-chose au renom de ces deux
grands romanciers, à moins de faire sortir un jour le loup du bois...
Paul Mercier 13 octobre 2012
Alexandre ClÉment, L’Affaire Dard/Simenon, éditions La Nuit du chasseur, 2012, 160 p.,
15 €.