lundi 14 mars 2011

Revue "Traces"

Le n° 19 de la revue Traces publiée par le Centre d’Études Georges Simenon de l’Université de Liège vient de paraître. Il contient les actes de la journée d’études consacrée à la postérité de Georges Simenon, qui s’est tenue le 8 octobre dernier à Amiens à l’initiative de notre ami Bernard Alavoine.

On trouvera au sommaire :

– De Maigret à Brunet(ti). Petit aperçu d’une descendance secrète par Jean-Louis Dumortier.

– Un héritier de Simenon : Nicolas Freeling par Philippe Blondeau.

– Le Commissaire Adamsberg dans les pas de Maigret par Paul Mercier.

– Un roman sous influence : Prélude d’octobre de Denis Lacasse par Michel Lemoine.

– Un fantôme de Maigret : l’inspecteur Derrick par Jacqueline Guittard.

– Loustal, Warnauts et Raives : la B.D. inspirée de Simenon par Bernard Alavoine.

– Simenon snobé, copié et admiré par Henry Bordeaux par Pol Libion.

Traces n° 19, Liège, Centre d’Études Georges Simenon, 2010, 116 p., 25 €.

Pierre Assouline : Vies de Job


Le nouvel ouvrage de Pierre Assouline (Gallimard, 2011, 495 pages, 21,50 €) se présente comme un « roman ». En fait, l’auteur, qui ne peut oublier les nombreuses biographies qu’il a menées à bien, avoue que son rêve était plutôt d’écrire une biographie de Job, le personnage biblique du Livre de Job, dont l’histoire le passionne et même l’obsède depuis longtemps. C’est tout autant une méditation sur les thèmes du mal, de la souffrance, des rapports de l’homme avec la divinité. C’est surtout un récit où Pierre Assouline narre sa quête de Job à travers les traditions historiques et religieuses, ainsi qu’auprès de diverses personnes, à travers le vaste monde, qui pouvaient lui offrir des informations, des suggestions, du rêve à propos de son personnage. Ce faisant, l’auteur ne s’interdit pas d’évoquer souvent ses aïeux et sa famille. De la sorte, l’ouvrage assume aussi une allure autobiographique incontestable à laquelle participent également les voyages en quête de Job évoqués ci-dessus. Dès lors, le lecteur ne peut s’empêcher de s’intéresser, dans ce livre d’une rare profondeur, autant à la vie de l’écrivain qu’à ses réflexions sur Job. Alors, « roman », vraiment ? Essai, plutôt, mais peu importe : l’ouvrage montre une fois de plus que la littérature ne s’accommode pas toujours de cloisons étanches.

Cette note veut pourtant moins rendre compte de cet essai que relever les allusions à Simenon dont l’auteur, comme à son habitude, a malicieusement parsemé le livre.

P. 13 : « […] je me suis vissé une pipe entre les dents à la Simenon […]. »

P. 30 : « Je le hélai mais l’homme de la tour Eiffel était déjà loin […]. »

P. 30 : « Un homme assis sur un banc nous avait observés. […]. D’avoir fréquenté Simenon m’inclinait à entrer immédiatement en empathie avec ce genre de personne tout en me gardant d’en faire un personnage. »

P. 31 : « Ni un homme un peu fou, ni un fou un peu homme, juste un homme comme un autre. »

P. 33 : « Il serait à jamais l’homme du banc. Moins un nom qu’un titre à la Simenon. »

P. 136 : « Mains dans les poches, nez au vent[1]. »

P. 141 : « Appartiens-je ? Venant de là d’où je viens, me rendant là où je vais, je ne sais plus. Chaque fois que se pose la question, la voix de Georges Simenon résonne en moi, lorsque cet individualiste absolu m’expliquait les raisons de son départ d’Amérique après dix années heureuses : “ Là-bas, you have to belong. À ce que vous voulez, à une communauté de bridgeurs, de baptistes, de pêcheurs à la ligne, mais you have to belong, sinon vous restez en marge. ” »

P. 241 : « Ce qui m’est apparu à chaque lecture aussi mystérieux que la femme du commissaire Maigret. Seuls les experts savent qu’elle est Louise[2]. Son Jules[3] ne l’appelle jamais ; il ne la siffle pas non plus ; il lui donne parfois du “ madame Maigret ” mais guère de “ Louise ”. C’est une question pour concours de l’été, le prénom de Mme Maigret. »

P. 248 : « […] je n’ai même pas réussi à lire un roman de Simenon pendant la semaine que j’ai passée à Lakeville, Connecticut […]. »

PP. 264-266 : « Job raillé par sa femme, c’est aussi l’histoire de Désiré Simenon, père de Georges, employé aux assurances, un homme du juste milieu, pudique, discret et humble même si la société tient l’humilité pour la vertu des tièdes, un calme aux silences rehaussés d’un sourire plein de bonté, de quoi lui faire accepter l’injustice dans la tristesse et la résignation. Henriette, sa femme, est orgueilleuse, aigrie, insatisfaite, entreprenante, angoissée, hypersensible, nerveuse et plus paroissienne que lui : elle s’empresse de mettre des casseroles sur le feu pour donner au visiteur l’illusion de la prospérité[4]. Le petit Georges est là dans un coin qui s’imprègne.

La sérénité de l’un, l’inquiétude de l’autre. Désiré est assis dans son fauteuil d’osier dans le modeste jardin de la petite maison d’Outremeuse, au 27 de la rue de l’Enseignement à Liège ; il interrompt la lecture de son journal en tirant doucement sur sa pipe, et lève la tête pour subir des reproches sur son manque d’ambition qu’Henriette, debout à ses côtés, lui adresse encore et encore. Un jour, il s’affale à son bureau, à l’heure du déjeuner. Ses collègues le ramènent. Le jeune Georges s’occupe de tout ; il vient de perdre son héros et ne s’en remettra jamais. Ils n’ont même pas de quoi lui offrir des obsèques décentes. De toute façon, il n’y aura pas foule ; ce n’est pas un célèbre au cadavre duquel on court pour se donner de l’importance. Désiré est trésorier de l’Association des pauvres honteux, des petites gens de son quartier qui ont toujours besoin d’aide pour finir le mois mais préfèrent subir leur misère en silence plutôt que d’avoir à réclamer.

Le père serein dans son fauteuil en osier, la mère tendue le houspillant. Un homme assis, une femme debout. Un regard sur la défensive en contre-plongée, un regard agressif en plongée. Deux âmes en bataille. Sans le savoir, Georges Simenon a vécu toute une vie et composé toute une œuvre avec un tableau de Georges de La Tour incrusté dans sa mémoire ; une toile qu’il n’avait pas vue accrochée à une cimaise mais qu’il avait regardée vivante sous ses yeux, Job raillé par sa femme. »

PP. 313-314 : « Je me tourne vers Job coutumièrement assis à mes côtés. Il a les traits de Charles Aznavour, marmonne en arménien et répond au nom de Kachoudas. Le fait est que je sors de la Cinémathèque quasi déserte où l’on projette Les Fantômes du chapelier. Un bon Chabrol, un fascinant Serrault, l’un des meilleurs Simenon. Aznavour réussit à y incarner l’étranger absolu. L’autre de tous les lieux et de tous les temps. Celui qui n’est pas d’ici. Mon Job. Dans cette rue du Minage où il trime à son atelier de tailleur face à la boutique du chapelier, subvenant maigrement aux besoins de sa famille alors qu’il est malade, il est le juste souffreteux avant de finir en juste souffrant. À la fin, il meurt et les siens sont promis aux plus grandes mesures. Le chapelier peut chercher longtemps celui qu’il appellait (sic) “ Kachoudââââââs ! ”, il est là, assis sur la banquette, avec moi. »

PP. 389-390 : « Je me perds dans les rues, qui sonnent non comme celles de Proust avant le bal mais comme celles de Simenon après minuit, pavés disjoints contre pavés luisants, la réminiscence littéraire réduite à une bataille de pavés. »

P. 458 : […] dans la rue, mon ombre ne me suivait plus[5]. »

P. 487 : « J’ai l’impression d’avoir confié le plus secret de ma pauvre vie à l’homme du banc, ce jour d’automne sur l’avenue du Président-Wilson balayée par le vent. »

M. L.


[1] Comme Jehan Pinaguet... et le jeune Simenon flânant dans les rues de Liège.

[2] Elle est en effet Louise dans Les Mémoires de Maigret, mais elle avait été Henriette auparavant dans L’Amoureux de Madame Maigret. Henriette, comme la mère de Simenon ? Certes, mais surtout comme Boule, pardi.

[3] De même, avant de se prénommer Jules, Maigret s’est prénommé Joseph.

[4] Selon les récits de Simenon, c’est sa grand-mère, la mère de Henriette, qui procédait de la sorte.

[5] Comme Charles Alavoine dans Lettre à mon juge.